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Grégory Michel| 20 avril 2020| 9mn
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© Shutterstock.com/Cristina Conti
Vous n’êtes pas seul(e) à être seul(e) chez vous. Au moment où j’écris ces lignes, 3,9 milliards de personnes sont désormais appelées à rester chez elles, soit environ 50 % de la population mondiale. En France, le confinement, comme isolement social généralisé, est bien entendu un acte civique, une mesure sanitaire indispensable pour nous aider à sortir de cette terrible épreuve, mais il a également des effets collatéraux sur certaines personnes vulnérables, tant les conditions de confinement sont inégalitaires.
Parmi les patients que je continue à suivre en téléconsultations et les nouveaux qui me contactent en ce moment, une constante revient, indépendamment de la présence de troubles psychopathologiques : la façon dont le temps est perçu, ressenti et géré. En voici deux exemples.
Marion a 36 ans. Célibataire et sans enfant, elle est journaliste dans le milieu des arts et de la mode. Avant le confinement, elle souffrait d’anxiété modérée. Désormais, elle vit seule dans son appartement. « Après l’annonce du président Macron sur le confinement, je me suis sentie angoissée pendant deux jours… J’étais tétanisée, perdue. J’ai pleuré, et je ne savais plus ce qui m’arrivait et ce qui allait advenir. Je vous ai d’ailleurs téléphoné… Puis j’ai progressivement relativisé et me suis dit qu’enfin j’avais du temps. Que j’allais pouvoir terminer tout ce que j’avais en retard. »
« Qu’ai-je fait de ma journée ? »
Passé le moment de sidération et de l’effroi lié au déferlement du Covid-19 dans nos vies – l’Organisation mondiale de la santé (l’OMS) a elle-même annoncé le 25 mars que le coronavirus mettait en péril l’humanité tout entière –, Marion a fait une attaque de panique caractérisée par de fortes crises d’angoisse associées à une impression de mort imminente et une sensation de perte le contrôle d’elle-même… Deux jours après, elle s’est sentie mieux. « J’éprouvais alors un sentiment de bien-être et de calme. »
Mais, très vite, la question du temps justement est devenue un problème pour Marion, voire une énigme : « J’ai du temps, tout le temps que je veux. Je peux tout faire… Et finalement… je ne fais rien ! Chaque soir, je fais le constat amer que je n’ai rien fait de ma journée. Pire : depuis plusieurs jours, je vois que je n’ai pas avancé sur mon retard. Ça m’angoisse. Je ne vois pas ce que j’ai fait de mes journées… »
Le cas de Claire, 47 ans, est à première vue différent de celui de Marion. Mère célibataire, elle vit avec sa fille adolescente de 14 ans prénommée Aurore. Elles sont confinées dans une maison avec un jardin… Claire est fonctionnaire dans une grande administration. Auparavant, elle souffrait déjà d’un trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité, TDAH. « Ma fille et moi-même avons très bien vécu l’annonce du confinement. Je n’ai pas eu peur du Covid-19, et comme je télétravaillais déjà un jour par semaine, je pensais que ça allait être facile et même plaisant. Plus de temps, plus de liberté ! »
Mais passé cette courte période où la situation est perçue positivement, la jeune mère commence très vite à déchanter : « Déphasée, perdue, complètement déboussolée… Je n’arrivais à rien. Les repas se sont décalés. Je regardais des séries très tard et j’ai commencé à me lever en fin de matinée. Parfois même c’était Aurore qui me réveillait. »
« Je ne contrôle plus rien »
Pourquoi cette « désorientation » ? Parce que ces repères courants, tant pour ses activités quotidiennes que pour son rythme circadien naturel (qui régule les phases d’éveil et de sommeil), ont manqué. Elle le dit elle-même : « J’ai perdu pied. Avec la sensation de ne plus rien contrôler… Alors que je n’avais justement rien à contrôler, sauf mon travail. »
Au-delà de ce ressenti, partagé par les deux femmes, le constat est que l’espace de confinement et la distanciation sociale provoquent un effacement de la temporalité habituellement dictée par notre vie sociale. Pour mes deux patientes, le rapport au temps est devenu complexe, inquiétant, et finalement insurmontable, car inintelligible. Ce rapport sibyllin au temps a conduit logiquement à une exacerbation des difficultés et spécificités psychologiques des deux femmes ; on peut donc dire que le confinement a bien un effet iatrogène, à savoir que, même s’il s’agit d’une mesure nécessaire et vitale, il peut aggraver les symptômes de certains individus.
Revenons à Marion. Pour cette jeune femme, le temps a toujours été source d’inquiétude, de stress et d’angoisse. Très dynamique, passionnée, se revendiquant « multitâches », elle était placée sous le joug, voire l’asservissement, du temps. Toujours à jongler avec les impératifs et urgences qui la stressaient, mais que, paradoxalement, elle recherchait. « Je me mets la pression moi-même, disait-elle avant le confinement. Je n’ai pas assez de temps dans une journée. Je dois gérer toutes mes activités en minutant et en chronométrant mes tâches à faire. » Très authentiquement, elle admettait : « Je me fixe des défis et comme je les relève souvent, je me sens forte et puissante. Mes amis me disent que je me soumets à des impératifs souvent impossibles à tenir. Mais j’y arrive ! »
La vie de Marion était donc ponctuée de multiples activités, essentiellement professionnelles, tant dans le domaine de la mode que dans l’organisation d’événements et l’écriture. Elle réalisait toutes ces tâches hors de chez elle, à son bureau au journal ou lors de déplacements. Pour elle, le confinement a donc été vécu comme brutal et très anxiogène, et a amplifié son stress, qu’elle tentait de dompter ou d’apprivoiser, comme elle le dit.
Le confinement, un espace « hors temps »
Son rapport au temps est aujourd’hui bouleversé, voire inversé ; elle qui, comme une sportive de haut niveau, réalisait chaque jour un travail qui en aurait nécessité plusieurs, se retrouve désemparée, et même démoralisée, par son absence totale de productivité. Elle a tout le temps nécessaire mais n’y arrive plus. En fait, ce qu’elle ne sait plus faire, c’est mettre le temps au service de ses activités. Alors qu’avant le confinement, elle n’avait pas à choisir, ni même à se poser ces questions : elle était dans l’action, celle d’accomplir son travail dans un temps imparti. Par conséquent, le confinement est devenu une sorte d’espace « hors temps », ce qui, pour Marion, est insupportable.
Pour Claire aussi, la gestion du temps a toujours été sa grande appréhension, mais d’une façon différente de celle de Marion. S’organiser, planifier ses occupations, anticiper et estimer le temps nécessaire pour ses tâches était habituellement source de déception, de frustration et d’angoisse. « Je procrastinais souvent… Je repoussais toujours à plus tard. Je ne gérais pas le temps comme il le fallait pour être efficace. » Sa tendance « naturelle » à se désorganiser dans le temps s’était améliorée avant la période de confinement ; seul subsistait le fait qu’elle retardait ses activités coûteuses sur le plan cognitif, par exemple certaines tâches professionnelles, rébarbatives, comme les obligations administratives.
Or, depuis son « enfermement », comme elle le qualifie, la jeune femme passe à nouveau d’une activité à l’autre, sans aucune persévérance à moyen terme. « Au début, dans un bon élan, je me suis mise à vouloir remettre ma maison en état. J’avais du rangement et de petits travaux à faire. J’ai commencé à fond, avec une très grande énergie… Mais ça n’a pas duré. J’arrête tout ce que je fais… Je me laisse distraire, je surfe sur internet, je traîne. Puis je déprime. » Claire se remet donc à souffrir des mêmes travers qu’avant le confinement. Elle alterne entre des périodes d’hyperactivité et d’hypoactivité.
Trois formes de « temps », qui se télescopent
Que nous disent ces deux situations cliniques sur la problématique du temps ? Et d’abord qu’est-ce que le temps ? Le mot provient du latin tempus qui signifie « moment, instant », mais partage la même racine que le grec ancien temnein qui veut dire « couper », faisant référence à une division du flot du temps en éléments finis. On y associe également le terme chronos qui, chez les Grecs, définit une durée, et le mot kairos, signifiant « moment opportun, occasion ». Le temps représente donc à la fois une durée et des instants, des changements, des ruptures qui la ponctuent.
Sur un autre plan, peuvent être distinguées trois formes de temps : le temps biologique, une sorte d’horloge interne qui dépend de la nature, du rythme circadien, etc., et qui doit rester relativement stable ; le temps construit, pragmatique, quantifié, rythmé par nos activités sociales, familiales, professionnelles, qui a presque disparu dans la situation actuelle ; et le temps intime, ontologique, ressenti, qui, selon le philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), « n’est pas un objet de notre savoir, mais une dimension de notre être ».
Or, en cette période de confinement, les trois temps se télescopent. D’où des perceptions confuses. Devons-nous conserver un temps pragmatique, calqué sur nos obligations sociales habituelles pour éviter tout décalage ? Ou nous laisser aller à un temps plus naturel, dicté par notre inclinaison profonde ? Et que faire de ce temps intime, subjectif, perturbé et perturbant, que décrivent Claire et Marion ? « Les heures semblent s’étirer… Mais finalement, je n’en fais rien, car elles passent trop vite », raconte Marion. « Mes journées me donnent l’impression de couler lentement, mais force est de constater que je n’ai le temps de rien et que les heures s’envolent », analyse Claire.
Quand le temps ne passe plus…
Ainsi, ce temps intime, oscillant entre lenteur et rapidité, désoriente les deux femmes, qui décrivent très bien le décalage important entre leur perception du temps (une expérience subjective) et ce qu’elles en font. Un décalage peut-être expliqué par des études scientifiques, comme celle de Sven Thönes et de Daniel Oberfeld en 2015, qui soulignent que les émotions négatives, associées à l’anxiété et à la dépression, comme celles ressenties par Marion et Claire, modifient la perception du temps, souvent en l’allongeant, comme si la temporalité ralentissait. Marion l’évoque bien : « À certains moments, le temps passe très lentement, surtout lorsque je suis stressée ou lorsque j’ai des idées noires. » En effet, l’état dépressif, à travers le ralentissement psychomoteur, entraîne aussi une bradypsychie, c’est-à-dire un enchaînement lent des idées, et une fatigabilité, qui engendrent une perception négative du temps… qui ne passe alors pas. Un élément « émotionnel » qu’il est donc très important de prendre en compte en période de confinement.
Le type d’activité que l’on pratique joue également un rôle – ambigu – sur la perception du temps. On constate assez facilement qu’une tâche ennuyeuse la ralentit, alors qu’une tâche passionnante l’accélère. Cependant, on observe aussi que, lors de routines, d’activités familières, on sollicite moins notre attention et donc que le temps passe finalement beaucoup plus vite. À l’inverse, faire des choses inhabituelles, inédites, provoque un ralentissement de notre perception du temps, en mobilisant davantage nos ressources cognitives. En période de confinement, il est tout aussi important de tenir compte des effets des activités pratiquées, afin de mieux gérer la relation au temps.
En fait, le confinement nous place dans un état intermédiaire entre la pause et l’agitation, un entre-deux inconfortable, dans lequel nos repères sont balayés à l’intérieur même de notre « chez soi ». Cet état en marge rappelle les états liminaires que l’anthropologue Arnold Van Gennep a identifiés comme les phases essentielles et fondatrices des rites de passage : la phase de séparation, durant laquelle l’individu est coupé de son environnement et de son flot d’activités quotidiennes ; la phase de liminarité (du latin limen signifiant « seuil »), transition durant laquelle l’individu se trouve entre deux états ou statuts ; et la phase d’incorporation, qui marque la réintégration de l’individu dans son environnement avec un statut, une identité et un état modifiés.
C’est à partir du concept de liminarité que nous proposons, avec Vanessa Oltra, d’appréhender tant sur le plan individuel que collectif cette expérience inédite de confinement. Car c’est justement dans la phase de liminarité que se mettent en place des processus déstabilisateurs, mais aussi transformateurs de l’individu, qui peuvent créer les conditions d’un changement profond et durable. Ce concept nous éclaire sur ce que le confinement crée chez Claire et Marion. Séparées de leurs cadres professionnels, sociaux et plus largement de leurs activités quotidiennes, elles explorent leur espace familier dans un contexte inédit et anxiogène, qui les place dans la nécessité d’adopter de nouvelles règles de vie, sous peine de perdre leurs repères et d’être désorientées.
Une période de transition pour changer en profondeur
Ainsi, le fait d’aborder le confinement comme une phase de liminarité nous permet de changer de perception et de le considérer comme une expérience de transition, propice à des bouleversements profonds de nos modes de vie. Lors de cette quatrième semaine de confinement, c’est donc le travail que j’ai proposé à Claire et à Marion : les inviter à utiliser l’isolement comme une réelle occasion réflexive et thérapeutique.
Dès lors, le confinement, analysé comme un « entre-deux », les amène à plusieurs choses. D’abord, à faire une pause et à s’interroger sur leur vie, en se libérant du connu, tout en tentant d’accepter l’incertitude ; par exemple, elles doivent essayer de remettre en cause la façon dont elles s’évaluaient avant, changer les objectifs de leur vie à moyen terme, sortir de la mécanique, du quantitatif et de la productivité du quotidien pour investir le subjectif, le qualitatif, l’affectif et le créatif… Et ce, sans se demander sans cesse combien de temps durera le confinement. Ensuite, et surtout, il s’agit d’expérimenter, d’apprendre et de développer de nouvelles stratégies psychologiques en lien avec leur gestion du temps et leurs activités fondamentales qui leur seront bénéfiques et profitables après le confinement.
J’ai donc mis en place avec les jeunes femmes des stratégies concrètes de séquençage de leurs activités, afin qu’elles focalisent, voire « hyperfocalisent », leur attention sur une seule activité à la fois pendant un temps court. Nous avons développé également une planification raisonnée (ou priorisation) de leurs tâches, et je leur ai prescrit des exercices quotidiens de relaxation, puis de pleine de conscience, à heure fixe, afin qu’elles équilibrent leur vie quotidienne en trouvant un rythme précis et motivant. Par exemple, Marion a instauré, chez elle, de nouvelles pratiques comme s’il s’agissait de rituels : séances de méditation, sumi-e, à savoir de la peinture japonaise « à l’eau et à l’encre », écriture narrative… Mes patientes s’habituent progressivement à leur nouveau statut, leurs nouvelles fonctions, en marge de tout ce qui pouvait les caractériser avant et à l’opposé d’un référentiel temporel dicté par la performance et le pragmatisme.